Extrait de L’Aura singulière des graphzines, édité par Xavier-Gilles Néret en octobre 2016, sous la forme d’un livret au format A5, en hommage à son ami Jacques Noël, génial libraire d’Un Regard Moderne, qui en avait été le premier lecteur et qui venait de décéder. Il fut offert à quelques amis et constitue une esquisse de ce qui allait devenir en 2019 Graphzine Graphzone, publié par Le Dernier Cri et Les Éditions du Sandre.
Jacques l’intempestif1
Le 6 octobre 2016
Jacques Noël a été incinéré hier. Il y. avait un grand soleil dans le ciel bleu. Et beaucoup de monde. Depuis l’annonce de sa mort, samedi dernier, les réseaux numériques qu’on dit sociaux ont diffusé de nombreux messages rendant hommage à « l’ami Jacques »… Certains sont d’ailleurs très émouvants. Il n’y a pas lieu de douter de la sincérité de ces témoignages, même lorsqu’ils sont écrits par des gens qui reconnaissent n’avoir jamais – ou presque jamais – mis les pieds dans sa librairie. C’est humain. Et c’est touchant.
Vendredi, quelques heures avant sa disparition, je suis allé lui rendre visite au Regard Moderne. Comme à notre habitude, nous avons parlé. Par exemple, d’un article du dernier numéro d’ArtPress, qu’un ami nous avait signalé en ce même lieu quelques jours plus tôt. L’article, consacré aux « arts visuels issus du web », décrivait le Regard Moderne comme « exsangue », à la différence de plateformes en ligne en plein « essor ». Nous avons évoqué aussi les salons de la microédition – comme disent les institutionnels – qui se tenaient en ce moment à Paris, drainant un public de vernissage peut-être plus que d’amateurs » au sens où nous l’entendions. Et Jacques m’a alors confié que ce mois de septembre finissant avait été pour lui comme un deuxième mois d’août. Il n’avait vu presque personne. Nous en avons plaisanté, comme nous le faisions souvent, en guise d’exorcisme. Nous qui n’avions pas de téléphone mobile, nous aimions nous moquer – c’est humain – de tous ces gens tripotant compulsivement leurs smartphones dans la rue, ou passant une bonne partie de leurs journées sur Google, Facebook ou Amazon, et désertant la petite librairie de la rue Git-le-Cœur. Il y a quelques mois, Jacques m’avait même dit, en esquissant un sourire : quand je mourrai, peut-être me rendront-ils hommage C’est humain. C’est touchant.

Amateur de livres singuliers, je fréquente régulièrement certaines librairies que j’apprécie. Mais avec Jacques, c’était différent. Les autres, pour la plupart, font du prêt-à-porter. Lui, c’était de la haute couture. Du sur-mesure. Mais pas réservé par principe à une élite. Non, quiconque osait franchir le seuil de sa porte et poser une question un peu précise voyait cet homme vêtu de noir lui répondre avec soin en lui présentant les livres ou dessins susceptibles d’intéresser et de nourrir son intelligence aussi bien que sa sensibilité. Ce faisant, il incarnait l’esprit libertaire de l’avant-garde dans sa quintessence. Non seulement en raison de la qualité et de la diversité du fonds qu’il avait constitué, où les ouvrages anarchistes et d’avant-garde étaient en bonne place, mais, plus radicalement encore, parce qu’il mettait au cœur de sa pratique quotidienne la si belle et toujours vivante phrase de Lautréamont « La poésie doit être faite par tous. Non par un ». (Poésies II) À rebours des dispositifs contemporains de domination qui visent à accroître la passivité des gens pour les réduire à la condition de consommateurs plus ou moins solvables, Jacques Noël était un grand passeur de ce qu’il estimait être le meilleur. En fertilisant leur regard – tant esthétique que théorique et critique -, il fut un initiateur hors pair pour bien des personnes qui ne l’oublieront pas de sitôt.
Il est vrai que Jacques n’était guère affable avec les individus qu’il ne sentait pas, ceux qui voulaient faire les malins avec lui, ou qui reprenaient ad nauseam l’une des rengaines qu’il ne supportait plus : on se croirait chez Gaston Lagaffe. Vous vous y retrouvez dans ce capharnaüm ?… Etc. Ceux-là, il les envoyait paître. Jacques avait son caractère. C’est humain.
Mais les autres, et plus encore les fidèles – si rares ces dernières années -, Jacques se faisait un point d’honneur d’essayer de leur trouver la pièce sur mesure qui les comblerait. Pour ma part, j’ai eu l’insigne chance de le voir au moins une fois par semaine pendant plus de quinze ans, et à chaque rencontre il m’épatait en me présentant des choses nouvelles que, le plus souvent, je ne reposais pas. Même ces derniers mois, malgré les difficultés financières, il ne désarmait nullement, au contraire, et continuait de nous émerveiller par ses trouvailles. Nous sommes quelques-uns à pouvoir en témoigner. À propos de Jacques, le mot « vocation » n’est pas galvaudé. Veuillez m’excuser de ce cliché, mais il est mort sur scène, ou sur son navire.
Jacques se plaisait à reprendre à son compte le quolibet dont l’avaient affublé certains cyniques je suis un « ringard moderne » !… Je pense pouvoir dire sans le trahir qu’il détestait la plupart des aspects du monde néolibéral qui s’est développé depuis la fin des années soixante-dix, en particulier tout ce qui touche aux technologies numériques, dominées par ceux que les Américains appellent les Big Four de l’Internet, et favorisant la standardisation des comportements. (N’oublions pas que le « World Wide Web » est apparu deux ans après la création du Regard Moderne…)
Mais Jacques n’a jamais été un has been. Pas du tout. Il était bien plutôt « inactuel » ou « intempestif » au sens nietzschéen, c’est-à-dire de ce qui agit « contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir ». D’abord aux Yeux Fertiles, la librairie où il officiait dans les années soixante-dix et quatre-vingts, puis au Regard Moderne, Jacques a su inlassablement extraire les étranges et brûlantes beautés de ce monde. En les partageant, il en transmettait la flamme. Sa mort ne marque pas la fin de son influence. En ce point, peut-être touchait-il au surhumain.
Il faut dire aussi que Jacques n’était pas seulement libraire. C’était un artiste ! Un Regard Moderne peut être envisagé comme un poème matérialisé ou une œuvre d’art évolutive, vingt-cinq ans durant. Et, surtout, Jacques a dessiné, en toute discrétion, pendant près d’un demi-siècle. Des dessins, souvent, d’une grande beauté. « X Dessins Graves, Négatifs, Entêtants, Rares, Enervants, Tendancieux », comme il me l’a écrit un jour. À ce propos, hommage soit rendu aux éditeurs de Nazi Knife (Jonas Delaborde, Hendrik Hegray, Stéphane Prigent), qui, depuis 2007, ont révélé quelques-uns de ses dessins dans leurs publications. Jacques était très heureux de cette reconnaissance tardive par de jeunes artistes dont il avait contribué à former le regard. Ceux-ci, en retour, ont joué un rôle important pour maintenir jusqu’au bout cet être intempestif dans un état d’émerveillement enfantin face à un monde pourtant de plus en plus standardisé.
Marie, tu peux être fière de ton Jacques
1 Lettre écrite pour Marie Noël et quelques amis. À paraitre dans la revue L’INqualifiable, numéro spécial « Punk et hommage à Jacques Noël », novembre 2016.

La publication complète sur archive.org:
https://archive.org/details/l-aura-singuliere-des-graphzines
Chapitre 1 : Le graphzine est inassignable
Chapitres 2/3 : Lautréamont et Kafka
Chapitre 4 : La pratique du graphzine
Chapitre 5 : Le graphzine est-t-il politique?
Chapitres 6/7 : Histoire secrète et aura particulière